La parole alimentaire chez Roland Barthes : du savoir et de la saveur
Résumé Que la nourriture soit d’une importance capitale dans la vie des hommes par nécessité naturelle est une réalité incontestable, mais elle est aussi, pour Roland Barthes, le signe d’une communication beaucoup plus subtile. La parole alimentaire déploie et engage dans sa représentation de l’objet un sens ethnologique de bien consommable alimentaire et de bien consommable culturel. Dans cet article, il s’agit d’étudier les textes que Barthes consacre aux aliments et à la cuisine. L’importance qu’il accorde au corps en tant que siège générateur du désir de consommer et du dit sur la nourriture se manifeste dans le rapport qu’il établit entre le plaisir gastronomique dans sa relation au langage qui le prend en charge.
Mots-clés Savoir – saveur – nourriture – corps – signe
Abstract Although food is fundamentally crucial to human life, it is also, according to Roland Barthes, a sign of subtle communication. Food talk deploys and engages – in its representation of the object – an ethnological sense of consumable nutrition and culture. The present article is mainly about studying texts which Barthes devoted to food and cooking, and aims to analyze the relationship between gastronomic and linguistic pleasure. Also, it is the study of the importance he attaches to the human body, as an element that generates the desire to consume food and talk about it.
Keywords Knowledge – flavor – food – human body – sign
Au thème de l’aliment, la littérature donne une place considérable. Depuis le XVIIIe siècle, nombreux sont les écrivains et les artistes qui ont mis à l’honneur la gastronomie[1]. De cette longue série Roland Barthes avait choisi, certains, comme Sade ou Brillat Savarin, pour écrire de belles pages sur la signification de l’aliment. Il interrogeait le signe alimentaire comme une combinaison signifiante traversée par de multiples impératifs : historiques, ethnographiques, culturels, politiques, etc. En littérature ce qui est recherché par les auteurs ainsi que par les critiques est ce qui donne sens[2] à la nourriture dans sa portée symbolique. Pour cela, ce thème est appréhendé dans un réseau de signification : en même temps qu’il donne vie aux personnages, il définit aussi leurs rôles dans le groupe et dans la société[3].
Quel que soit l’état de la nourriture (cru, cuit, liquide ou solide), son premier attribut est de nourrir. En cela, elle inscrit l’homme dans une cosmogonie générale et vitale dans laquelle l’état final des mets est une essence régénératrice du goût, des corps, de la vie[4]. D’un point de vue littéraire et artistique, l’alimentation préserve sa nécessité naturelle tout en développant sa signification. Elle dépasse sa fonction première pour devenir objet et sujet de recherche et d’investigation. Elle représente un phénomène culturel et un signe intéressant à analyser.
Dans Roland Barthes par Roland Barthes (1975), l’auteur dit avoir découvert avec Michelet « la fondation d’une ethnologie de la France, la volonté et l’art d’interroger historiquement − c’est-à-dire relativement − les objets réputés les plus naturels : le visage, la nourriture, le vêtement, la complexion ». Il s’agit donc d’accéder, à travers l’analyse des unités structurelles de l’objet culturel, à la complexité du signe élaboré de la société, à la fiction qu’elle se fait d’elle-même. La découverte de Saussure et de Hjelmslev renforce la rigueur de l’observation ethnographique en dévoilant derrière ce qui va de soi une intention culturelle et idéologique. La structure de la langue alimentaire est ainsi « décrite en terme sériel, en opposition, en contraste, en contradiction et éloignement ». Ce qui donne sens à l’aliment, c’est le langage qui le prend en charge en ce sens qu’il lui assigne une place vitale en tant que lien communautaire fondant et fondé autour d’un imaginaire[5] collectif.
Le choix de l’alimentation comme corpus dénote l’attachement de Barthes à l’étude de la gastronomie considérée comme un fait culturel et « un fait social total »[6] car
tout le monde mange. L’alimentation […] est aussi comme d’autres universels culturels, un fait biosocial total. C’est d’ailleurs pourquoi l’étude de l’alimentation est devenue multidisciplinaire et en appelle à la biologie, la psychologie, l’anthropologie, en plus de la neurophysiologie.[7]
Pour Barthes,
la nourriture […] n’est pas seulement une collection de produits, justifiables d’études statistiques ou diététiques. C’est aussi et en même temps un système de communication, un corps d’images, un protocole d’usages, de situations, et de conduites.[8]
Selon Jean Claude Bonnet[9], Roland Barthes est un pionnier de l’histoire et de la symbolique de l’aliment. L’art culinaire est un objet culturel auquel Barthes a consacré un nombre considérable de textes et d’essais commençant par Mythologiesjusqu’à Incidents. Dès les années cinquante, ce sujet banal et futile semble retenir son attention ; il lui donnera, par la suite, de plus amples développements dans ses textes théoriques, ses essais, ses conférences et ses entretiens. À quel point l’art culinaire renvoie-t-il à une culture et une éthique bien précise ? Quel rapport la nourriture entretient-elle avec le plaisir et l’art de vivre ?
Pour une lecture sémiologique de l’alimentation
Afin d’analyser un plat, plusieurs savoirs entrent en jeu : l’histoire d’une culture, sa situation économique, ses traditions, ses coutumes, ses habitudes, ses cérémonies où convivialité et sociabilité se combinent. La gastronomie est un phénomène qui renseigne sur la culture et révèle la spécificité d’une nation.
Roland Barthes aspire à devenir un sémiologue de la cuisine et de l’alimentation ce qui explique son projet de réalisation d’une encyclopédie de la nourriture (diététique, histoire, économie géographique et surtout symbolique)[10] ainsi que son analyse des produits et des aliments locaux et universels. Le goût de Barthes pour l’analyse du système alimentaire s’étend à plusieurs cultures. La cuisine française, américaine, et orientale (de par son analyse de la cuisine japonaise et marocaine) occupent ses pensées. Le choix des plats gastronomiques ou de quelques ingrédients en particulier miroite la culture du consommateur. Le signe ingrédient est une « unité fonctionnelle d’une structure de communication »[11] dans la mesure où elle véhicule une information. La nourriture favorise l’échange entre le cuisinier, le consommateur et la culture.
Pour Barthes, certains aliments déterminent le degré de la francité du consommateur. Cette idée générée par les images publicitaires de la presse (dans le journal Elle[12] par exemple) témoigne de la réalité des représentations culinaires. La viande, « le bifteck et les frites »[13] sont des signes alimentaires qui occupent une place de choix dans la cuisine française, cuisine à voir, ornée et sophistiquée, par ses ingrédients locaux de haute qualité et par sa présentation raffinée ayant souvent comme accompagnement le vin pour « l’étalement d’un plaisir »[14]. Dans ce sens, Barthes considère ces aliments comme des totems de la francité, chaque élément est révélateur portant en lui une signification relative à l’appartenance ethnique de son consommateur.
Le vin, notamment, signe du conformisme, est doté d’une charge significative remarquable puisque « savoir boire est une technique nationale qui sert à qualifier le Français, à prouver à la fois son pouvoir de performance, son contrôle et sa sociabilité »[15]. D’un point de vue ethnographique, la consommation du vin, tout comme la viande et le fromage d’ailleurs, est un trait identitaire du Français. Associée au geste, elle devient une marque d’appartenance à une société occidentale où le protocole et les manières de table ont une valeur symbolique.
La nature des aliments choisis est une unité signifiante qui joue un rôle primordial au niveau du degré d’appartenance à la culture française. En démystifiant le mythe du vin et du bifteck, Roland Barthes met l’accent sur la mythologie sanguine par laquelle se mesurent le savoir culinaire et le goût du Français. Rien qu’à la vue de sa couleur qui fait écho au sang, ce liquide rouge et vital nécessaire au rajeunissement du corps, le Français reprend son enjouement ce qui explique l’effet produit par la combinaison de la viande et du vin : celle-ci génère de la fraîcheur et entretient la vigueur du corps.
En dépit de la critique des mythes culinaires français, Barthes savoure la cuisine orientale et plus particulièrement marocaine mêlant sucré et salé. À côté des plaisirs culturels, il déguste également les plaisirs culinaires que lui offre ce pays, car « son regard d’ethnographique est intéressé par les petites différences plus que par les éclats de la grandeur passée ou le caractère saillants de la société présente »[16]. Entre admiration et méfiance, principalement vis-à-vis des goûts, Barthes partage son expérience du couscous, plat marocain par excellence dans le début de son livre Sade, Fourier, Loyola. Le couscous au beurre rance stimule le dégoût du critique pour déclencher un dilemme entre sa conscience, ses impressions et ses émotions.
On m’a convié un jour à manger un couscous au beurre rance ; ce ranci était régulier ; dans certaines régions, il fait partie du code du couscous. Cependant, soit préjugé, soit manque d’habitude, soit intolérance digestive, je n’aime guère le ranci. Que faire ? En manger, bien sûr, pour ne pas désobliger l’hôte, mais du bout des lèvres pour ne pas désobliger la conscience de mon dégoût (car pour le dégoût lui-même, il suffit d’un peu de stoïcisme).[17]
Ce repas difficile ou « ce souvenir malheureux »[18] résume le rapport qu’un Occidental peut entretenir avec les différents plats et goûts exotiques. Pour Barthes, il s’agit de savourer le plat marocain avec délicatesse. C’est une manière de découvrir un nouveau monde culinaire et d’en savourer la différence.
Le plaisir gastronomique et le plaisir du langage
Le premier contact de Roland Barthes avec la nourriture est d’abord visuel. Son regard admire soigneusement le raffinement de la présentation alimentaire afin d’analyser minutieusement ses composants. Les ingrédients représentent des signes-indice de l’histoire d’une culture et de la vie sociale d’un peuple. Pour Barthes, l’alimentation dévoile la psychologie du mangeur. L’ingrédient est d’emblée révélateur du mode de vie de son consommateur, de sa façon d’être dans le monde. Si le Français se distingue par son ingestion du vin, l’américain se démarque par un usage excessif du sucre. L’alimentation devient, alors, un facteur d’étude permettant de caractériser des institutions, à la fois chez l’observateur et chez le consommateur. C’est un langage qui dévoile l’art de vivre dans un milieu précis. « Sucre ou vin, ces substances pléthoriques sont aussi des institutions. Et ces institutions impliquent fatalement des images, des rêves, des tabous, des goûts, des choix, des valeurs »[19]. Derrière le choix d’un ingrédient, l’histoire de toute une culture se dessine pour déterminer les comportements des individus à travers les arts de tables et protocoles du « savoir-faire » : savoir boire, savoir manger, et savoir présenter.
Dans L’Empire des signes[20], la cuisine japonaise « est présentée dans ses ingrédients, élaboration, présentation, manières de tables »[21]. Il s’agit d’une esthétique visuelle de l’exposition et de la disposition des plats. L’analyse d’un repas répond à diverses exigences en stimulant plusieurs sens. La perception des saveurs suit un échelonnement qui commence par le visuel, puis l’odorat, pour arriver à la gustation avant de se transformer en pensée[22].
Ce qui caractérise la cuisine japonaise et marque sa spécificité selon le regard barthésien, c’est l’art de sa présentation où la combinaison des objets et du détail alimentaire forme un tableau[23]. Sans préparation et sans protocole, cette cuisine frappe par sa crudité et sa fraîcheur. Cette œuvre d’art, qu’est l’assiette japonaise, se compose souvent d’ingrédients crus. Le type de cuisson semble être facultatif puisque les Japonais gardent leurs aliments à l’état naturel qui fait son authenticité. Le sukiyaki sert d’exemple pertinent pour montrer le plateau où tout y est : les couleurs, la crudité, la légèreté, la touche, la transparence et le mélange des goûts.
À l’image du stylo et de la plume, les baguettes, seul outil utilisé pour manger, servent à composer son menu et à pincer l’aliment. Comme l’écrivain qui compose son texte, le mangeur recompose son plat en jouant avec les différents aliments et en variant les goûts : du riz à la soupe, du solide au liquide.
Ce qui marque l’originalité de l’analyse sémiologique de la nourriture chez Barthes c’est sa transformation de l’alimentation en objet d’étude. Dès lors, penser un aliment, c’est créer à partir de ce dernier. L’ordre du plateau de repas est présenté par le cuisinier de manière à être reconstitué par le consommateur car,
délicieux lorsqu’il apparaît, [il] est destiné à être défait, refait selon le rythme même de l’alimentation ; ce qui était tableau figé au départ, devient établi ou échiquier, espace, non d’une vue, mais d’un faire ou d’un jeu ; la peinture n’était au fond qu’une palette (une surface de travail), dont vous allez jouer au fur et à mesure que vous mangerez, puisant ici une pincée de légumes, là de riz, là de condiment, là ne gorgée de soupe, selon une alternance libre […][24]
Il s’agit d’une double création : la première, de la part du cuisinier, au niveau du processus de transformation des ingrédients en plat prêt à être consommé, comme un jeu, de la préparation à la consommation ; la deuxième, de la part du mangeur critique, qui écrit un texte à partir de simples recettes de cuisine.
Le mangeur passe de la simple consommation du plat à la description de ce tableau en décortiquant ses ingrédients. Cette décomposition du repas le renvoie à son état initial sous forme d’éléments disperses. De cet ensemble de portions de nourriture, le cuisinier confectionne un repas prêt à la fois à être consommé et étudié. L’alimentation devient, dans ce sens, le motif d’écriture des critiques.
Barthes analyse directement le plat tout fait. L’analyse de la disposition des plats, de l’art de recevoir et de présenter, représente la gourmandise barthésienne. Il joint au plaisir de manger le plaisir de parler de ce qu’il mange, des composants du plat qu’il admire en exprimant sa satisfaction des repas servis. Dans L’Empire des signes,
dans ce système de signes, qu’il appelle « mon Japon », mot doux comme pour son attachement amoureux, Barthes est un fin gourmet de mots et des mets. Les mots sont autant de pièces, de traits de couleur, de rêve de senteurs, qui composent les plateaux de nourriture japonaise. Tableau que le cuisinier compose et que le mangeur recompose à sa guise.[25]
En effet, dans son analyse sémiologique, Barthes décortique la langue alimentaire qui
est constituée : 1° par les règles d’exclusion (tabous alimentaires) ; 2° par les oppositions signifiantes d’unités qui restent à déterminer (du type, par exemple : salé/sucré) ; 3° par les règles d’association, soit simultanée (au niveau d’un mets), soit successive (au niveau d’un menu) ; 4° par les protocoles d’usage, qui fonctionnent peut-être comme une sorte de rhétorique alimentaire.[26]
Dans ses écrits, il associe les mets et les mots puisque le langage est au service de toute analyse sémiologique. Les mots servent à décrire les mets. Son appétit s’exprime et se traduit sous une forme écrite. Dans ce sens, le langage a pour fonction de donner sens à la nourriture, de décomposer la structure alimentaire[27], de déployer le plaisir et de la nourriture et du langage.
Nourriture et sensualité
Comprendre la parole alimentaire fait appel à un savoir et une érudition culinaire. Pour analyser la langue culinaire, le savoir de Barthes entre en jeu. Ce qui donne sens à la nourriture, c’est le langage qui la prend en charge. Par le biais de l’écriture[28], la classification des classes sociales s’effectue ipso facto à travers la division des aliments. La déconstruction du système alimentaire effectuée par Barthes ne se limite pas seulement au niveau de ses essais autour de l’art culinaire de son temps, mais se manifeste également au niveau de son analyse des textes de Lumières, en l’occurrence le texte sadien. Dans son livre Sade, Fourier, Loyola consacré à la question de l’invention langagière, Barthes n’a pas pu analyser les signes de la cité sadienne sans s’arrêter sur le code de l’alimentation représentée par cet auteur du XVIIIe siècle dans ses œuvres érotiques. Selon Barthes, ce thème est présenté dans l’œuvre du Marquis de Sade sous ses différentes formes en accordant un intérêt particulier aux détails.
L’imagination des plats dépasse la simple énumération des plateaux de repas vers une description, voire, une justification du choix de chaque élément alimentaire, sans oublier les liqueurs.
Nous connaissons ce que mangent les libertins. Nous savons par exemple, que le 10 novembre, à Silling, les messieurs se restaurèrent, à l’aube, par une collation improvisée (on avait réveillé les cuisinières), composée d’œufs brouillés, de chincara, de potage à l’oignon et d’omelettes. Ces détails (et bien d’autres) ne sont pas gratuits. La nourriture, chez Sade, est un fait de caste, soumise par conséquent à classification.[29]
La volupté de classification donne naissance à deux types d’alimentation selon les deux classes majeures de la société sadienne : une alimentation victimale et une autre des libertins. Les individus sont classés par ce qu’ils mangent. Néanmoins, tout sujet de débauche participant à la scène libidineuse tend à réactiver sa libido et à regagner son énergie en se nourrissant, d’où la présence d’un buffet permanent. « De même, les menus de Sade ont pour fonction (infonctionnelle) d’introduire le plaisir […] dans le monde libertin »[30]. Se nourrir une fois la jouissance conquise demeure un appel à se procurer un plaisir d’un autre genre.
À travers son étude pointilliste du mode de vie de la caste libertine de Sade, Barthes souligne la particularité de l’alimentation détaillée des libertins qui établit un rapport étroit avec l’éros. Ainsi, le désir de se rassasier s’unit avec le désir sexuel. La nourriture devient un objet érotique qui assouvit la satiété corporelle et augmente le plaisir et l’excitation sexuelle. À cet effet, Barthes considère la nourriture comme un prolongement de l’acte jouissif du corps. Elle cesse d’être un besoin naturel pour devenir un désir puisque Sade alterne jouissance gourmandise et jouissance sexuelle. Cette opposition, « d’un côté l’appétit naturel, qui est de l’ordre du besoin, et de l’autre l’appétit de luxe, qui est de l’ordre du désir »[31] expliqué par Brillat Savarin trouve son expression dans les textes sadiens où la nourriture devient une incitation au plaisir sensuel. L’alimentation est donc liée au corps et à la sexualité.
Le plaisir du corps ne se procure que par le plaisir de la gastronomie et celui de la conversation puisque celle-ci entre en jeu quand il s’agit du manger-ensemble. En effet, ce qui caractérise le « vivre ensemble », c’est le repas collectif que cette vie impose en exigeant certaines règles et habitudes à respecter à savoir le partage de la parole et la discussion autour de la table.
Au plaisir de manger, se joignent le plaisir de partager et le plaisir de parler, ce que Jean Claude Bonnet appelle « la saveur des mots »[32] en animant la table par la conversation. Se réunir autour d’un repas traduit une tradition, un mode de vie, une façon d’être dans le monde. Elle représente l’utopie barthésienne[33] du vivre ensemble, de se sentir bien, entouré et partageant un moment de plaisir. C’est un art de vivre auquel s’associent l’art de penser et donc l’art d’écrire. « L’écriture rejoint ici la vie ; dans l’une comme dans l’autre, la sexualité doit se donner à voir dans le mouvement et la matérialité même de l’existence, ni trop discrète, ni trop ostentatoire »[34]. Les aliments perdent leur caractère immobile pour devenir un sujet vivant et une pensée à développer sous une forme écrite.
Conclusion
À la nourriture, Roland Barthes manifeste un grand intérêt dans son œuvre. Sa cuisine est particulière dans la mesure où elle repose sur les menus, le choix des aliments et des ingrédients, l’analyse de ses signes, des gestes des consommateurs, des protocoles et des manières de table, de l’art de la présentation et de l’art de vivre. L’art culinaire devient, dans ce sens, un phénomène culturel et social. À partir de ses faits alimentaires observés et analysés, Barthes développe une sémiologie de la nourriture qui a pour fonction de dégager la structure d’une nation et de comprendre son histoire et sa culture à partir de sa parole alimentaire.
Fort riche, elle comprend toutes les variations personnelles (ou familiales) de préparation et d’association (on pourrait considérer la cuisine d’une famille, soumise à un certain nombre d’habitudes, comme un idiolecte).[35]
À travers sa lecture des œuvres érotiques de Sade, Barthes élabore une réflexion autour de la vie commune des libertins qui exige le partage de certaines habitudes quotidiennes à leur tête le repas-ensemble. Ce manger-ensemble qu’il considère comme un élément indispensable à la réalisation de l’utopie du vivre-ensemble permet à l’individu de se procurer plusieurs plaisirs en même temps : se rassasier, se restaurer, discuter et penser.
En effet, le manger ensemble est une manière de déployer le plaisir donnant naissance à une double jouissance : celle de consommer et celle du dit sur la nourriture. L’intérêt accordé au corps s’explique par sa capacité à déclencher le désir. La bouche, siège du goût, devient la partie génératrice du plaisir. L’association du désir de parler et du désir de manger engendre un double plaisir gustatif et auditif interpellant ainsi un autre sens, le visuel : la vue d’un corps bien fait grâce à la bonne nutrition.
La convivialité, le plaisir de bien manger ensemble, est donc une valeur moins innocente qu’il n’y paraît ; il y a dans la mise en scène d’un bon repas autre chose que l’exercice d’un code mondain, eût-il une très ancienne origine historique ; il rôde autour de la table une vague pulsion scopique, on regarde (on guette ?) sur l’autre les effets de la nourriture, on saisit comment le corps se travaille de l’intérieur ; tels ces sadiques qui jouissent de la montée d’un émoi sur le visage de leur partenaire, on observe les changements du corps qui se nourrit bien.[36]
L’analyse du monde gastronomique stimule donc l’intelligence du penseur par ses réseaux larges et son décloisonnement avec diverses parties corporelles. La saveur exige le savoir des mots et des mets pour goûter à la saveur et au savoir gastronomique.
Mohamed Lehdahda et Hanae Filali
Université de Moulay Ismaïl, Meknès
Bibliographie
BARTHES Roland, Œuvres complètes, tome I, Paris, Seuil, nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty, 2002.
—, Œuvres complètes, tome II, Paris, Seuil, nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty, 2002.
—, Œuvres complètes, tome III, Paris, Seuil, nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty, 2002.
—, Œuvres complètes, tome IV, Paris, Seuil, nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty, 2002.
BONNET, Jean Claude, La gourmandise et la faim. Histoire et symbolique de l’aliment (1730-1830), Paris, LGF, 2015.
BOULAÂBI Ridha, COSTE Claude et LEHDAHDA Mohamed (dir.), Roland Barthes au Maroc Meknès, édition Université Moulay Ismaïl, 2013.
COSTE, Claude, Roland Barthes moraliste, Paris, Presses Universitaires du Septentrion, 1998
KHATIBI Abdelkebir, Figures de l’étranger dans la littérature française, ch. « Le Japon de Barthes », Paris, éd. Denoël 1987.
Lahlou, Saïd, Penser manger. Alimentation et représentations sociales, Paris, P.U.F, 1998.
MARTY Éric, Roland Barthes, le métier d’écrire, Paris, Seuil, 2006.
SAMOYAULT, Tiphaine, Roland Barthes, Paris, Seuil, 2015.
Webographie
France Culture, interview de Jean Claude BONNET avec Alain KRUGER sur les nourritures terrestres de Roland Barthes dans « on ne parle pas la bouche pleine », Art et création, 2017, https://www.franceculture.fr/emissions/ne-parle-pas-la-bouche-pleine/les-nourritures-terrestres-de-roland-barthes
POUR CITER CET ARTICLE
Mohamed Lehdahda, Hanae Filali, « La parole alimentaire chez R. Barthes : du savoir et de la saveur », Nouvelle Fribourg, n. 5, juin 2020. URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/archives/la-parole-alimentaire-chez-roland-barthes-du-savoir-et-de-la-saveur/
NOTES
1 « Le passage de la notion générique […] au menu détaillé […] constitue la marque même du romanesque : on pourrait classer les romans selon la franchise de l’allusion alimentaire : avec Proust, Zola, Flaubert, on sait toujours ce que mangent les personnages ; avec Fromentin, Laclos ou même Stendhal, non. Le détail alimentaire excède la signification, il est le supplémentaire énigmatique du sens (de l’idéologie) dans l’oie dont s’empiffre le vieux Galilée, il n’y a pas seulement un symbole actif de sa situation (Galilée est hors de la course ; il mange ; ses livres agiront pour lui), mais aussi comme une tendresse brechtienne pour la jouissance. De même les menus de Sade ont pour fonction (infonctionnelle) d’introduire le plaisir (et non plus seulement la transgression) dans le monde libertin. », Sade, Fourier, Loyola, 1971, Œuvres Complètes, tome III, Paris, Seuil, nouvelle édition revue, corrigée et présentée par Éric Marty, 2002, p. 810 (désormais on retiendra OC pour toutes nos citations).
2 « Ce qui compte, c’est de pouvoir soumettre une masse énorme de faits en apparence anarchiques à un principe de classement, et c’est la signification qui fournit ce principe : à côté des diverses déterminations (économiques, historiques, psychologiques), il faut désormais prévoir une nouvelle qualité du fait : le sens », dans « La cuisine du sens », 1964, OC, tome II, p. 589.
3 « Qu’est-ce que la nourriture ? Ce n’est pas seulement une collection de produits, justiciables d’études statistiques ou diététiques. C’est aussi et en même temps un système de communication, un corps d’images, un protocole d’usages, de situation et de conduites. Comment étudier cette réalité alimentaire, élargie jusqu’à l’image et au signe ? Les faits alimentaires doivent être recherchés partout où ils se trouvent : par observation directe dans l’économie, les techniques, les usages, les représentations publicitaires ; par observation indirecte, dans la vie mentale d’une population donnée. Et ces matériaux rassemblés, il faudrait sans doute les soumettre à une analyse immanente qui essaye de retrouver la manière significative dont ils sont rassemblés, avant de faire intervenir tout déterminisme économique, ou même idéologique », dans « Pour une psycho-sociologie de l’alimentation contemporaine », 1961, OC, tome I, p. 1106.
4 Roland Barthes, Lecture de Brillat-Savarin, 1975, OC, tome IV, p. 808.
5 Mohamed Lehdahda, Entrée « Nourriture », dans Dictionnaire Barthes, sous la direction de Claude Coste, éd. Honoré Champion, à paraître.
6 Ibid.
7 Saïd Lahlou, Penser manger. Alimentation et représentations sociales, Paris, P.U.F, 1998, p. 6, version électronique disponible sur https://www.academia.edu/14139078/Penser_manger._Alimentation_et_repr%C3%A9sentations_sociales.
8 Roland Barthes, « Pour une psycho-sociologie de l’alimentation contemporaine », OC, tome I, p. 1106.
9 Interview de Jean Claude Bonnet avec Alain Kruger sur les nourritures terrestres de Roland Barthes dans « on ne parle pas la bouche pleine », Art et création, 2017, https://www.franceculture.fr/emissions/ne-parle-pas-la-bouche-pleine/les-nourritures-terrestres-de-roland-barthes
10 Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, 1975, OC, tome IV, p. 723.
11 Roland Barthes, « Pour une psycho-sociologie de l’alimentation contemporaine », OC, tome I, p. 1107.
12 Roland Barthes, « Cuisine ornementale », Mythologies, 1957, OC, tome I, p. 770.
13 Roland Barthes, « Le bifteck et les frites », Mythologies, OC, tome I, p. 730.
14 Roland Barthes, « Le lait et le vin », Mythologies, ibid., p. 728.
15 Ibid., p. 728.
16 Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Paris, Seuil, 2015, p. 396.
17 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, 1971, OC, tome III, p. 769.
18 Ridha Boulaâbi, « Barthes et l’Orient : lecture d’Incidents », dans Roland Barthes au Maroc, Ridha Boulaâbi, Claude Coste et Mohamed Lehdahda (dir.), Meknès, édition Université Moulay Ismaïl, 2013, p. 37.
19 Roland Barthes, « Pour une psycho-sociologie de l’alimentation contemporaine », op.cit., p. 1105.
20 Roland Barthes, 1970, OC, tome III, p. 347.
21 Mohamed Lehdahda, « Barthes et les cuisines orientales : entre le Japon et le Maroc », dans Roland Barthes au Maroc, op.cit., p. 129.
22 Abdelkebir Khatibi, Figures de l’étranger dans la littérature française, ch. « Le Japon de Barthes », Paris, éd. Denoël 1987.
23 « Le plateau de repas semble un tableau des plus délicats : c’est un cadre qui contient sur fond sombre des objets variés (bols, boîtes, soucoupes, baguettes, menus tas d’aliments, un peu de gingembre gris, quelques brins de légumes orange, un fond de sauce brune), et comme ces récipients et ces morceaux de nourriture sont exigus et ténus, mais nombreux, on dirait que ces plateaux accomplissent la définition de la peinture, qui, au dire de Piero della Francesca, “n’est qu’une démonstration de surfaces et de corps devenant toujours plus petits ou plus grands suivant leur terme” », l’Empire des signes, op.cit., p. 358.
24 Ibid.
25 Ibid., p. 130.
26 Roland Barthes, Éléments de sémiologie, 1965, OC, tome II, p. 649.
27 « […] tout menu est constitué par référence à une structure (nationale, ou régionale, et sociale), mais cette structure est remplie différemment selon les jours et les usagers, tout comme une “forme” linguistique est remplie par les libres variations et combinaisons dont un locuteur a besoin pour un message particulier ». Ibid., p. 650.
28 « Rien dans [l]es gestes [de Barthes], dans son propos, dans son regard, dans ses coups de téléphone, dans son aire, rien ne s’écartait d’une page d’écriture, rien ne semblait pouvoir tomber dans la trivialité ordinaire de la vie, dans la sphère profane, cohérente, grise de la quotidienneté », Éric Marty, Roland Barthes, le métier d’écrire, Paris, Seuil, 2006, p. 77.
29 Roland Barthes, Sade, Fourier, Loyola, OC, tome III, p. 715.
30 Ibid., p. 810.
31 Roland Barthes, Lecture de Brillat-Savarin, OC, tome IV, p. 809.
32 Jean Claude Bonnet, La gourmandise et la faim. Histoire et symbolique de l’aliment (1730-1830), Paris, LGF, 2015.
33 Pour Barthes, « l’utopie se projette mieux dans le quotidien, dans les évènements faibles, les détails, que dans les grands changements spectaculaires. », dans Roland Barthes, op.cit., p. 475.
34 Claude Coste, Roland Barthes moraliste, Paris, Presses Universitaires du Septentrion, 1998, p. 107.
35 Roland Barthes, Éléments de sémiologie, OC, tome II, p. 649-650.
36 Roland Barthes, Lecture de Brillat-Savarin, OC, tome IV, p. 810.