ISSN 2421-5813

1. Un fantôme de Baudelaire

Le 20 novembre 2013, Jérôme Dupuis, grand reporter, publiait dans L’Express une étrange photographie dans laquelle le personnage central, un certain Arnauldet selon la légende, ne devra peut-être sa survie dans l’histoire qu’à la présence derrière lui d’un autre homme, un fantôme flou passant la tête derrière le rideau : « Observez bien cette grande photographie », écrivait-il. « Oubliez un instant le personnage à la moustache flaubertienne avec son haut-de-forme au premier plan et dirigez votre regard quelques centimètres vers la gauche. Là, derrière la toile écrue, la silhouette floue d’un homme à demi-caché. C’est cette ombre humaine qui pourrait faire de cette image un document exceptionnel. Serge Plantureux, l’un des plus grands marchands de photographies de Paris, en est convaincu : cette ombre, c’est Charles Baudelaire. »

Dans ce fantôme passant la tête derrière le rideau, on reconnaît bien, en effet, le Baudelaire aux cheveux courts et à la redingote dont le portrait par Carjat est l’image la plus répandue et dont on connaît deux autres prises. On pouvait donc dater cette photographie, probablement de décembre 1861, et imaginer alors que derrière le rideau, Baudelaire ne faisait qu’attendre son tour dans l’atelier de Carjat, mais elle n’en demeure pas moins énigmatique, ne serait-ce que parce que le regard d’Arnauldet fixe, à l’évidence, un autre objectif que celui qui a servi à prendre la photographie où apparaît Baudelaire. Y avait-il dans le studio de Carjat un autre appareil, un autre photographe ?

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Jérôme Dupuis expliquait alors l’histoire de la découverte, puis le travail « de détective » de Serge Plantureux devant cette authentique « épreuve albuminée d’après un négatif verre au collodion » qui restait bien mystérieuse, car la vraie question qui se posait était évidemment celle-ci : pourquoi avait-on fait un tirage de ce négatif raté, pourquoi l’avoir conservé et pourquoi le retrouvait-on par hasard aux puces dans un album sans liens compréhensibles avec cet énigmatique portrait ?

La photographie est aujourd’hui au Musée d’Orsay, espérons que des chercheurs finiront par trouver la clé de ces énigmes que Serge Plantureux décida de proposer dans un numéro de sa revue, Nicéphore[1], qu’il put consacrer aux portraits de Baudelaire. Mais ce qui occupait alors son esprit, c’était ce que, dans son énigme, cette épreuve pouvait nous dire de la relation de Baudelaire à la photographie.

Il était tentant alors de rapprocher cette photographie d’un poème de Baudelaire : « Le rêve d’un curieux », l’avant-dernier poème des Fleurs du Mal qui figure dans la dernière section intitulée « La Mort », poème dédié à Félix Nadar, le célèbre photographe, son ami, et dont Jérôme Thélot, suivant une intuition d’Éric Darragon, avait, en effet, montré dans une percutante et très argumentée analyse qu’il racontait une séance de pose chez un photographe[2]. Et c’est ce que fit Serge Plantureux, superposant l’image et le poème et suggérant que cette photographie en était un peu la mise en scène.

Donnant une importance capitale à la dédicace du poème : À F. N., Jérôme Thélot, la considérant comme un logogriphe à « développer » pour en obtenir son positif : À Félix Nadar, écrivait que cette dédicace énigmatique pour le lecteur d’alors était la clef d’interprétation du sonnet tout entier. Sa savante analyse s’intéressait en particulier, et c’est ce qui nous retient ici, au rapport de l’image photographique et de la mort. Il remarquait que c’était déjà un poncif « vivace à l’époque » que d’identifier la prise de vue au meurtre », et montrait alors que le « j’allais mourir » du poème signifiait tout simplement : « J’allais chez le photographe ». Cet être curieux et singulier allant se soumettre à l’opération de cette « industrie nouvelle », la photographie, « C’est le poète typique, écrivait-il, comme célébrant de la divine peinture et de la métaphysique du Beau, qui allait nécessairement mourir quand il se rendait chez le photographe puisque celui-ci, derrière le fanal obscur de sa chambre noire, œuvrait à la décrépitude de l’art. »[3]. Il retrouvait donc dans le poème la critique formulée par Baudelaire à l’encontre de la photographie dans le Salon de 1859, mais aussi de l’art lui-même et de la peinture que la nouvelle perception du monde allait donc changer, puisque ces mots : « décrépitude de l’art »[4], Baudelaire les avait adressés, non à Nadar, son ami photographe, mais à Manet, le peintre, un autre de ses grands amis.

Il insistait sur le fait que, contrairement à la foule des curieux fascinés par l’invention nouvelle de la photographie, Baudelaire, « curieux », lui aussi, semblait bien déçu par la révélation de cette « vérité froide » parce que cette mort qu’il disait amoureusement désirer et qu’on lui avait fait subir « sans surprise » dans ce théâtre, le contraignant à suspendre un instant sa vie, le soumettant à la torture de la pose « tandis que s’écoulait le fatal sablier », elle n’avait eu lieu que dans l’image qui n’avait su que substituer à l’insaisissable de sa vie l’immobilité de la mort.

Comme la Beauté idéale, ce « rêve de pierre » qui « meurtrissait » les poètes et les rendait « muets ainsi que la matière », la photographie n’était donc rien d’autre qu’un rêve de papier ne saisissant rien du « lointain intérieur » de la vie qu’elle ne changeait pas.

Or n’est-ce pas cette opposition que met en scène la photographie d’Arnauldet, pétrifié dans son extériorité, et que dénonce derrière lui ce fantôme de Baudelaire, « avide de spectacle », « haïssant le rideau comme on hait un obstacle », ayant, lui, échappé à la « torture » de la pose, et qui semble sortir des coulisses de ce théâtre pour contempler avec dépit « la vérité froide » que révèle la photographie, incapable dans la précision de sa technique de rien saisir de l’invisible de la vie d’un être réduit aux détails de sa matière. C’est comme si ce fantôme venait, dans son flou, opposer à cette illusoire éternité de papier, le « frisson des choses qui s’enfuient ». Cette photographie serait, par cette mise en scène d’un surgissement de hasard, une sorte d’allégorie double, figurant à la fois ce qui dans l’image participe de la mort et ce qui révèle la vie infinie.

Est-ce cette opposition que cette photographie et ce poème mettent en scène, permettant alors de comprendre la critique virulente que Baudelaire adressait à la photographie ?

2. La photographie, une industrie[5]

« S’il est permis à la photographie d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous ![6]» écrivait Baudelaire dans le Salon de 1859 pour dénoncer cette « industrie », la photographie, dont l’objectivité technique, enfermée dans sa matérialité d’objet, semblait à ses yeux mettre fin à ce qu’il attendait, lui, de l’art ou de la poésie : qu’ils soient « une magie suggestive contenant à la fois l’objet et le sujet », qu’ils « ajoutent de l’âme ».

Mais qu’en était-il de cette « âme », que restait-il même du « sujet », dans le triomphe de la pensée positiviste et objectiviste de son temps ? La médecine expérimentale ne trouvait pas d’âme au bout de son scalpel, la technique photographique n’en révélait pas non plus au bout de l’objectif de son appareil. C’étaient toutes les valeurs prônées par le romantisme, celles d’authenticité, d’unicité, de subjectivité, de génie, celles qui reposaient encore sur de l’« âme », que le triomphe de l’esprit scientifique et technique mettait à bas. Or parmi les inventions que ce « progrès » avait permises, la photographie, comme l’a montré Walter Benjamin[7], jouait un rôle essentiel dans cette liquidation générale des valeurs admises, en modifiant la perception que l’on pouvait se faire du monde et de ses représentations.

Baudelaire ne pouvait assister de gaieté de cœur à ce triomphe de « l’homme matériel » comme il le nommait et que « l’américanisation » du monde allait bientôt, selon lui, substituer à « l’homme spirituel » auquel il voulait croire encore. « Oui, je le sais, nous ne sommes que de vaines formes de la matière »[8], allait dire bientôt Mallarmé, après s’être défait du « méchant plumage » de la pensée théologique de jadis, ces « chimères », ces « glorieux mensonges » qui permettaient de se leurrer en inventant « l’âme et Dieu », et auxquels un « savoir » mettait fin, mais pour leur substituer la révélation du néant, celle du non-être de tout qu’Yves Bonnefoy, comme on le verra plus loin met en parallèle avec l’invention de la photographie.

Demander alors aux images, comme le fait Baudelaire, d’ajouter de l’âme au monde, n’était-ce pas se réfugier dans ces anciennes chimères, choisir d’aimer la Beauté, tout en sachant qu’elle n’est pas, qu’elle est peut-être la mort, en aimer le mensonge comme le dit un de ses poèmes ? Était-ce se vouloir « anywhere out of the world ! », hors du monde, hors du temps, à la vaine poursuite d’un Dieu qui se retirait au couchant du romantisme, comme il s’en inquiète dans un poème tardif ? N’était-ce pas se refuser à la vérité du monde réel tel que le mettaient en lumière la pensée dominante de son temps et le triomphe de la photographie ?

Baudelaire aimait infiniment les images : « Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion)[9]», écrivait-il dans Mon cœur mis à nu, ou, dans le Salon de 1859 : « … très jeunes, mes yeux remplis d’images peintes ou gravées n’avaient jamais pu se rassasier, et je crois que les mondes pourraient finir, impavidum ferient ruinae, avant que je devienne iconoclaste »[10]. Affirmant, avec des mots comme « culte » ou « iconoclasme » qui se réfèrent à une pensée religieuse, qu’il préférait les images au monde qu’il pourrait voir s’effondrer sans en être affecté, cherchait-il en elles à s’évader de la réalité à laquelle ces nouvelles images, les photographies, qui mettaient fin à toute valeur « cultuelle » de l’art comme l’a montré Walter Benjamin, ne pouvaient, dans leur regard « objectif », que le rappeler ? Mais Baudelaire savait parfaitement que de ses rêves il serait, comme Rimbaud après lui, « rendu au sol » et à « la réalité rugueuse », celle que le devoir de la poésie lui demanderait d’étreindre dans le temps de la vie, comme il le constate au réveil de son « Rêve parisien ». « Tout pour l’œil, rien pour les oreilles », écrivait-il devant le terrible paysage de son rêve qui, dans sa « terrible nouveauté », ne lui offrait qu’un silence d’éternité, un spectacle de pure matière sans âme et sans vie. Or n’était-ce pas cette même irréalité, ce même silence, ce même monde réduit à la seule visibilité de sa matière que révélait plus encore l’œil artificiel d’un appareil photographique ?

3. Baudelaire iconoclaste

Ce n’était donc nullement un rêve que Baudelaire défendait quand il reprochait à la photographie, à l’encontre des images qu’il aimait, de méconnaître « l’impalpable et l’imaginaire » ? Qu’appelait-il « l’impalpable », dont la photographie ne savait rien, selon lui, et qu’on ne pouvait approcher qu’en ajoutant « de son âme », sinon, tout simplement, la vie, celle dont il avait depuis son enfance éprouvé l’horreur autant que l’extase ? « La vraie vie est absente », dira bientôt Rimbaud ; Baudelaire le savait, mais les images n’étaient-elles pas ce qui pouvaient la rendre présente dans la vie réelle, illuminant ce qu’il ressentait comme son « horrible vie » dans « l’horrible ville » où il se sentait en exil, lui révélant ce qu’il dira bientôt « le fantastique réel de la vie » ?

C’est au nom de la vie, de la vérité de la vie, et non de quelqu’amour du mensonge, qu’il célèbre la vertu des images. Ajouter « de son âme » et faire alors que les images agissent et changent la vie, ce n’était pas ajouter du rêve, c’était s’attacher à la vérité de la vie, à ce qu’elle a d’infini dans le fini, d’éternel dans le transitoire de l’existence. Et c’est au nom de la vie qu’il lui fallait dénoncer les images qui – et parmi celles-là, les photographies – ne nous offraient, selon lui, que du non-être et de la mort.

Baudelaire, malgré sa passion pour les images, avait parfaitement su en dénoncer le danger : celui de substituer des formes, des abstractions, des idées, à l’impalpable de la vie. Il savait, il l’avait écrit dès 1852 dans L’École païenne[11], que la passion des images pouvait, dans la vie réelle, conduire « à des désordres monstrueux », parce que dans cette substitution à la présence devant nous des autres qu’elles accomplissaient, abolissant leur altérité d’êtres uniques, leur singularité, elles en faisaient de l’objet, des choses qu’on pouvait s’approprier d’un amour « corrompu par le goût de la propriété[12]», selon une expression de Fusées. Il devinait comment le goût immodéré de la forme pouvait conduire à « une littérature homicide et suicide », affirmant donc que « l’image peut tuer » pourrait-on dire en reprenant sans point d’interrogation une question de Marie-Josée Mondzain[13]. Comment n’en serait-il pas venu alors à s’écrier contre sa propre « primitive » passion, celle même de cet enfant qu’il avait été et que la passion des images conduit à des moments à se désintéresser du monde des autres qu’il oublie ou même « avilit » : « je comprends la fureur des iconoclastes et des musulmans contre les images » ?

Or c’est dans cette fureur contre les images qu’il faut situer sa colère contre la photographie, car ce réquisitoire, il ne l’avait pas oublié comme on pourrait le croire dans ce Salon de 1859 où il affirme préférer les images au monde, quitte à en aimer le mensonge, mais rejette les images photographiques, sinon pourquoi dans ce même Salon, évoquant une statue allégorique de Christophe, image de la Beauté qui enchante les yeux mais voile un visage en pleurs, déclarerait-il que la Beauté, c’est seulement « le masque universel, votre masque, mon masque, joli éventail dont une main habile se sert pour voiler aux yeux du monde la douleur ou le remords » ? Et cette réflexion, pourquoi la reprendrait-il bientôt dans un poème intitulé justement « Le Masque » pour en dénoncer à nouveau le mensonge, et clairement au nom de la vie, de la souffrance de la vie qu’elle nous voilerait ? Cette Beauté qu’il avait, dans un poème, célébrée comme « un rêve de pierre » dans son immortalité immobile et qui ne savait rien ni des pleurs ni des joies de la vie, il montrait déjà qu’elle meurtrissait les poètes, les rendait muets « ainsi que la matière », comme on l’a vu. Ses yeux, nous disait-il, sont « de purs miroirs, qui font toutes choses plus belles », mais qu’y admire-t-on alors, sinon le vide silencieux de sa propre image ? Or ce regard idolâtrique que Baudelaire dénonce devant cette Beauté qui, de son trône d’azur, semble tout ignorer de la vie et renvoie ceux qui la contemplent à leur « vaine forme » de matière, n’est-ce pas exactement ce dont il accuse la photographie, quand bien même elle croirait se soumettre non plus au rêve de la Beauté, mais, contre lui, à ce qu’elle décide la vérité ?

Baudelaire, dès son texte sur l’exposition universelle de 1855, avait dénoncé les peintres qui sacrifiaient l’imagination à l’idée en obéissant aux « professeurs-jurés d’esthétique », montrant que leur système était toujours en retard, « toujours en train de courir après le beau versicolore et multiforme qui se meut dans les spirales infinies de la vie[14]» ? Mais aux « réalistes », leurs frères ennemis, il faisait le même reproche, montrant que, sacrifiant eux aussi l’imagination, ils participaient du même mensonge. Ce que Baudelaire demandait à l’imagination n’avait rien à voir avec la « fantaisie » ou avec « les capharnaums de la nuit », comme il le montre dans son Salon en célébrant celle qu’il nomme au contraire « la reine du vrai ». Des peintres qui croyaient obéir à la simple nature, se prétendant « réalistes », mais qu’il appelle, lui, « pseudo-réalistes » ou « positivistes », il dit dans le Salon de 1859 qu’ils « mentent » en négligeant de mentir, que leurs images ne nous offrent pas « les choses telles qu’elles sont », mais telles qu’elles seraient s’ils n’existaient pas[15]: de l’illusion donc, du non-être eux aussi, ne renvoyant celui qui les crée ou les contemple qu’au silence de la matière. « … l’idole n’ayant pas de modèle ontologiquement fondé, ne peut montrer fallacieusement que ce qui n’existe pas ou ce qui, dans le monde, n’est que le signe inanimé de la mort[16]», écrit Marie-José Mondzain, dans son livre Image, icône, économie ; et c’est bien de ce danger de l’idolâtrie que Baudelaire accuse aussi la photographie.

Si Baudelaire dénonce l’iconoclasme au nom de son « culte des images », ce n’est en rien pour tomber dans l’idolâtrie qu’il accuse plus violemment encore, et c’est de cette dérive de la passion des images qu’il accuse la photographie : « … cette foule idolâtre postulait un idéal digne d’elle et approprié à sa nature », écrit-il à propos du public moderne émerveillé par la photographie et comme converti, grâce à elle, à une nouvelle religion venue prendre la place des « chimères » de l’ancienne : « Un Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. Daguerre fut son messie[17]», ajoute-t-il.

Mais quel Dieu cette foule pouvait-elle adorer en ce siècle de la mort de Dieu, sinon elle même ? « L’humanité dégradée s’admirerait, elle appellerait la beauté laideur », notera-t-il en Belgique pour réfuter l’idéalisme du jeune Mallarmé. Et c’est ce dont il accuse le public curieux devant cette invention nouvelle, la photographie, montrant que l’idolâtrie de ces « nouveaux adorateurs du soleil » n’est rien d’autre qu’un narcissisme : « À partir de ce moment, la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, pour contempler sa triviale image sur le métal[18]».

4. L’homme singulier

Le débat entre poésie et photographie est donc à situer ailleurs que dans l’opposition entre le rêve « religieux » de la première en quête de la vérité ardente de la vie, et la vérité froide de la seconde, celle du savoir et de la technique ; c’est un débat entre deux conceptions de la vérité. Dans « Une difficulté de la psychanalyse »[19], Freud passait en revue les humiliations que, de Copernic à Darwin puis à la psychanalyse, la science avait infligées au « narcissisme universel » d’une humanité qui s’était cru le centre de l’univers et dont le savoir scientifique avait peu à peu mis à bas les illusions, en particulier religieuses, lui apprenant pour finir que même le « moi » n’était pas « maître en sa maison ». Mais Monique Schneider commentant ces propos remarquait avec quelque ironie que la leçon scientifique rejoignait alors « la rhétorique qui anime la pastorale chrétienne » et que « l’humiliation imposée par la science au narcissisme humain » convergeait « avec certains thèmes pascaliens…[20] » Or ce que Baudelaire montre au contraire, c’est que c’est le triomphe de la pensée positiviste, illustrée par celui de la photographie, qui reconduit à une religion narcissique, comme si c’était là que se trouvait « l’avenir » de l’illusion dénoncée par Freud, alors que ce serait le souvenir pascalien du « moi haïssable » qui permettrait à la poésie d’échapper à cette nouvelle aliénation de la pensée. Mais comment pourrait-elle, dans sa subjectivité absolue, se défaire de ce moi illusoire, sinon parce qu’en poésie « Je est un autre », comme nous l’a appris Rimbaud, que le « Je » qui parle est autre que le « Moi » ? Faut-il penser que la poésie pourrait réveiller en chacun ce que Baudelaire appelle « l’âme », ce que Pascal appelait le « cœur », quelque chose de plus intime à soi-même que le moi « haïssable », le « je » d’une altérité en soi qui permettrait de rendre la subjectivité de la poésie partageable ? « Ajouter de son âme » pour percevoir l’impalpable de la vie, ce ne serait qu’en appeler à cet autre en soi qui permet de comprendre que l’autre hors de soi n’est pas, dans son unicité, sa singularité, l’image que le « moi » s’approprie.

Baudelaire aimait l’adjectif « singulier » : on le voit dans « Le Rêve d’un curieux », et c’est cette « singularité » des êtres qu’il reproche à la photographie d’abolir. Cette répétition du même qu’il reproche à la photographie, qui résulte de la perception moderne du monde dont elle est née et qu’elle a influencée, il la met en scène dans le poème « Les Sept vieillards » où c’est le regard de la haine, « la tyrannie de la face humaine » qui triomphent du rêve quand les individus perdent leur singularité et se multiplient dans ce qu’il nomme ailleurs « le flot mouvant des multitudes[21]». Mais à cette perception appauvrie et maléfique du monde, il oppose dans le poème suivant : « Les Petites Vieilles », un regard qu’on peut dire de compassion envers ces êtres « cassés » bien semblables aux fantômes du poème précédent, mais qu’il parvient à percevoir, cette fois, comme « encore des âmes » et dont les yeux restent « divins », retrouvent la divinité de l’enfance malgré l’usure de leur grâce et de leur gloire, parce qu’il les perçoit comme uniques, comme « des êtres singuliers ».

Mais on peut se demander alors si, insistant au début du « Rêve d’un curieux » sur la singularité qu’on lui reconnaît et posant à Nadar cette question : « Connais-tu, comme moi, la douleur savoureuse / Et de toi fais-tu dire : “Oh ! l’homme singulier” ! » Baudelaire ne s’inquiète pas avec bienveillance pour cet ami qu’il tutoyait aussi dans la vie, craignant que sa foi dans le progrès et la technique photographique ne lui fasse perdre justement cette singularité qu’il avait reconnue de toujours en ce proche – si contraire à lui-même dans sa propre singularité et qui saura pourtant si bien le défendre à sa mort, quand d’autres croiront bon de l’injurier ignoblement. Et reconnaître, en fait, cette singularité en son ami chez qui il avait souvent accepté de poser, n’est-ce pas deviner, malgré les polémiques « partiales, passionnées, politiques » qu’il entretenait avec lui bien souvent, que la photographie, elle aussi, pouvait avoir droit à sa reconnaissance, et à son pardon ?

5. La photographie et la vie

Walter Benjamin avait remarqué que si la photographie avait mis fin à la valeur « cultuelle » de l’art, celle-ci s’était maintenue plus longtemps dans les portraits, en particulier ceux des êtres chers. Affirmant que « la plus exacte technique pouvait conférer à ses produits une valeur magique », il put même une fois rêver devant le portrait photographique d’une femme au regard « nostalgiquement fixé sur des lointains funestes » qu’« une étincelle de hasard, d’ici et de maintenant », pourrait en « brûler le caractère d’image »[22].

Et Baudelaire aussi savait bien que c’est le regard qui fait de l’image une idole mortifère ou une icône de l’invisible de la vie, et il pouvait lui-même regarder des photographies autrement que dans cette perception appauvrie à laquelle elle contraignait ses admirateurs fascinés, il savait lui aussi « brûler le caractère d’image » des images. Lui, l’ami de Nadar, comment n’aurait-il pas su que derrière l’objectif de l’appareil photographique il y avait aussi un photographe avec, lui aussi, un regard singulier, unique ? Il suffirait de noter que Baudelaire s’est soumis plus souvent que beaucoup de ses amis à la « torture de la pose » chez Nadar, chez Carjat et en Belgique chez Neyt, pour comprendre qu’il avait en lui de quoi contredire cette vision maléfique de la photographie et qu’il savait qu’il existait à côté des « peintres ratés » qui se lançaient dans la photographie, les « excellents » photographes, ceux qui savaient en faire l’équivalent d’un dessin ou d’un tableau, révéler en elle la vérité ardente d’une vie ardente.

Quand en décembre 1865, il chercha à obtenir un portrait de sa mère, il lui écrivit par exemple qu’il y avait « un excellent photographe au Havre », mais, conscient qu’il lui faudrait être présent à la séance, il ajoutait : « tu ne t’y connais pas » ; il s’y connaissait donc, concluant : « Il n’y a guère qu’à Paris qu’on sache faire ce que je désire, c’est-à-dire un portrait exact, mais ayant le flou du dessin.[23]»

Ce flou, celui dont on a dit qu’il était dans la photographie d’Arnauldet ce qui rappelait le frisson de la vie, il fait bien sûr penser à un portrait de lui par Nadar que le fantôme de Baudelaire a rejoint à Orsay, ce portrait « raté » parce que Baudelaire n’a pu y assumer assez longtemps la torture de la pose, signant, comme l’indique Jérôme Thélot, la résistance de la poésie à la photographie. Mais cette résistance à la pétrification de la technique, on la devine également dans les autres portraits, dans le regard que Baudelaire porte si intensément devant lui en signe de protestation là encore, comme si ces portraits étaient des œuvres faites à deux « où l’exigence du poète (de manifester l’irreprésentable intériorité) et celle du photographe (de saisir l’âme en son portrait) vivaient l’une de l’autre[24]».

Baudelaire, proclamant sa passion des images, avait écrit que peu lui importait que finisse le monde. « Impavidum ferient ruinae », avait-il ajouté, citant Horace pour préciser que cet effondrement du monde ne l’ébranlerait pas. Et ce dépit devant la décrépitude du monde parfois si contraire à ce que sa poésie, peut-être, nous permet de vivre, il s’amplifiera encore pour lui dans ses derniers mois en Belgique. Il reprendra alors cette phrase d’Horace, remplaçant même le « impavidum » par « ridentem » pour accentuer encore son dégoût, et cette phrase, il l’ajoutera sur une image, mais quelle image ? Une photographie de lui, prise par Neyt, dont il fera cadeau à son ami Poulet-Malassis, signifiant donc à quel point il savait qu’une image, même photographique, pourrait bien être à ses côtés tout autre chose qu’un rappel de la mort, qu’elle serait pour lui une présence, un rappel passionné de cette singularité ardente qu’il avait été, qu’elle pouvait même se faire protestation contre la mort, donner une éternité au fugitif de la vie, signifier un salut.

6. Bonnefoy devant une grande photographie de Baudelaire

Les mondes pourraient finir, pourvu que restent les images, disait à peu près Baudelaire, mais Yves Bonnefoy, s’inquiétant parfois de cette fin, n’est pas loin, au contraire, d’accuser les images elles-mêmes, et en particulier leur multiplication par la photographie, de participer à cette destruction[25]. Répondant à Patrick Kéchichian dans un article du journal Le Monde du 7 juin 1994, il exprimait ainsi son angoisse : « C’est vrai que le monde contemporain semble bien au bord du désastre » disait-il ; énumérant diverses causes, les guerres, les déséquilibres écologiques, le surpeuplement et les maladies, il n’hésitait pas à y ajouter la photographie, l’accusant de conduire « dans la personne elle-même » à « la déconstruction des perceptions fondamentales et des valeurs d’existence », de prendre ainsi « la réalité par le dehors », mais de se glisser « au sein même de celle-ci pour la dépouiller de la figure, du sens qu’il faut pourtant lui donner… ». Et cette accusation, plus virulente encore que celle de Baudelaire, on la retrouve développée dans divers textes. Dans « Igitur et le photographe », il fait un parallèle entre la découverte du néant par Mallarmé et l’invention de la photographie : « J’en ai assez dit, je suppose, pour avancer qu’il y a eu, dans au moins la première photographie, une sorte d’épiphanie de l’absence, où paraît le non-être de tout ce qu’on ressentait comme être : en somme, un enseignement de ce que Mallarmé va appeler le Néant.[26]». Et il revient plus loin sur la menace qu’elle représente pour le monde : « La photographie est dangereuse. La multiplication à l’infini des photographies qui ne saisissent que le dehors de la vie peut certainement contribuer à la fin du monde.[27]»

Cette menace, il la précise plus longuement dans son essai Poésie et photographie[28], mais ce n’est pas le lieu ici, puisque c’est de Baudelaire qu’il s’agit, de revenir sur ces inquiétantes analyses ; il semble mieux venu au contraire de s’intéresser à ce qu’Yves Bonnefoy oppose à cette vision pessimiste : l’espoir que la photographie, instrument d’une destruction, soit aussi celui d’une résistance, d’un salut possible, ce qui s’impose à lui qui a consacré des textes élogieux à de grands photographes comme son ami Cartier-Bresson, qu’il tutoyait comme Baudelaire tutoyait Nadar. Il corrigeait par exemple le terrifiant constat d’un effondrement du monde dressé dans son Igitur, en ajoutant : « Mais des photographes, grands en cela, cherchent à sauver celui-ci[29]», et en arrivait dans Poésie et photographie à cette note d’espoir : « Et surtout il faudrait prendre conscience de la vague des résistances qui se sont opposées, elles franchement et à son plan même, à ce déni de l’expérience de l’être qu’étaient le procédé photographique et les images qu’il produisait. On ne peut ne serait-ce qu’ébaucher l’histoire de la photographie si l’on n’y reconnaît pas l’importance de ces décisions cette fois foncièrement et pleinement poétiques qui, de Nadar à Cartier-Bresson et depuis et en bien des lieux, ont cherché à donner à l’être un fondement de nouvelle sorte là même où sa pensée était déconstruite.[30]»

Ce même mouvement qui le conduisait d’un constat désespéré à l’espoir, il lui avait aussi donné place dans ce qu’il appelle un récit en rêve, « L’artiste du dernier jour »[31], où là encore, la multiplication des images et des photographies annonçait un effondrement du monde, mais où il ajoutait plus loin un « à moins que » qui redonnait espoir, en décidant que l’apparition d’une seule image, « purifiée de sa différence d’image », pourrait encore annoncer un salut pour ce monde. Or parmi ces images, même s’il semblait plutôt avoir en tête l’œuvre d’un art averti « dans l’atelier d’un grand peintre », il nommait d’abord une photographie.

Yves Bonnefoy avait dit dans son Igitur que la photographie pouvait être « épiphanie de l’absence », mais dans Poésie et photographie, parlant de portraits, il en vient à penser au contraire que « La photographie qui dit le non-être par sa perception du hasard, c’est aussi, et elle est seule en cela, ce qui nous met sans médiations en présence d’autres êtres que nous, en présence de leur présence ». Et l’exemple qu’il en donne, ce sont les portraits de Baudelaire : « Qu’ont fait Nadar, Carjat, sinon chercher le regard de Baudelaire…[32]»

Cette image, lavée de sa différence d’image et qui viendrait annoncer un salut, une résurrection, une rédemption, elle pourrait donc être simplement un portrait de Baudelaire. Dans un poème intitulé « Hopkins Forest »[33], Yves Bonnefoy imagine en rêve que les étoiles disparaissent du ciel, laissant la place au « noir le plus intense », puis, sur la page d’un livre, que les signes tombent « là sans bruit comme une neige », mais étonnamment, ce triomphe du vide y semble vécu comme un bien, puisque dans les derniers mots du poème, il en appelle à cet « autre ciel », au moins pour un instant, à cette neige, comme un apaisement de silence dans un « monde dévasté par le langage ». Mais un poète devrait-il renoncer aux mots ? Ne devait-il pas penser une réconciliation possible dans un consentement à leur désordre et qu’est-ce qui pouvait le mieux la signifier, dans un train de hasard, que, « soudain », dans un journal ouvert à deux pas de lui, « Une grande photographie de Baudelaire »  ? « Toute une page/Comme le ciel se vide à la fin du monde/Pour consentir au désordre des mots ».

Jean-Paul Avice

POUR CITER CET ARTICLE  Jean-Paul Avice, « La photographie, révélation de la mort ou du salut ? chez Baudelaire et Yves Bonnefoy », Nouvelle Fribourg, n. 2, novembre 2016. URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/universite/la-photographie-revelation-de-la-mort-ou-du-salut-chez-baudelaire-et-yves-bonnefoy/ 

 

NOTES

1 Nicéphore, Cahier de photographies, n° 2, Charles Baudelaire et la photographie, Montreuil, chez Serge Plantureux, 2014.

2 Jérôme Thélot, « La photographie comme Fleur du Mal », Les Inventions littéraires de la photographie, Paris, PUF, 2003.

3 Ibid., p. 48.

4 Charles Baudelaire, lettre à Édouard Manet, 11 mai 1865, CPl II, p. 497. (Correspondance, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler, Paris, Gallimard, 2 vol. (Bibliothèque de la Pléiade), t. I., 2006, t. 2, 1999. Abrégé CPl I, CPl II, suivi du numéro de page).

5 Sur les questions concernant Baudelaire et la photographie, on consultera avec profit, Jérôme Thélot, Critique de la raison photographique, Paris, Encre marine, 2009 ; Baudelaire e la fotografia, Chieti, Solfanelli, (Collezione Arethusa), 2016 ; Timothy Raser, Baudelaire and Photography, finding the Painter of Modern Life, Leeds, Legenda, 2015.

6 Charles Baudelaire, « Le public moderne et la photographie », OC II, p. 619. (Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Paris, Gallimard, 2 vol., (Bibliothèque de la Pléiade), t. I, 2006 ; t. II, 2011. Abrégé OC I, OC II, suivi du numéro de page).

7 Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » (1re version, 1935), Oeuvres III, Paris, Gallimard, (Folio-essais), p. 74, traduction par Rainer Rochlitz.

8 Stéphane Mallarmé, lettre du 28 avril 1866 à Henri Cazalis, Correspondance complète, 1862-1871 suivi de Lettres sur la poésie, 1872-1898, Paris, Gallimard, (Folio-classique), 1995, p. 297.

9 OC I, p. 701.

10 OC II, p. 624.

11 OC II, p. 44-49.

12 OC I, p. 649.

13 Marie-Josée Mondzain, L’Image peut-elle tuer ?, Paris, Bayard, 2015.

14 OC II, p. 578.

15 Ibid., p. 627.

16 Marie-José Mondzain, Image, icône, économie. Les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Paris, Seuil (L’ordre philosophique), 2000, p. 96.

17 OC II, p. 617.

18 Ibid.

19 Sigmund Freud, « Une difficulté de la psychanalyse », L’Inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1985.

20 Monique Schneider, « Freud et la désillusion certifiée », dans Modernité et Romantisme, textes réunis par Isabelle Bour, Éric Dayre et Patrick Née, Paris, Champion, 2001, p. 96.

21Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels, OC I, p. 400.

22 Walter Benjamin, « Petite histoire de la photographie », Essais 1 (1922-1934), traduction française par Maurice de Gandillac, Paris, Denoël-Gonthier, 1983. Nelle trad. par André Gunthert dans Études photographiques, Société française de photographie, n° 1, 1996, en ligne : https://etudesphotographiques.revues.org/99, voir la note 16.

23 Charles Baudelaire, lettre à sa mère, le 23 décembre 1865, op. cit., CPl II, p. 554.

24 Jérôme Thélot, « La photographie comme Fleur du Mal », op. cit., p. 38.

25 Sur la pensée d’Yves Bonnefoy devant la photographie, voir Jérôme Thélot, « Photographie et poésie », dans Critique de la raison photographique, op. cit.

26 Yves Bonnefoy, « Igitur et le photographe », Sous l’horizon du langage, Paris, Mercure de France, 2002, p. 217.

27 Ibid., p. 239.

28 Yves Bonnefoy, Poésie et photographie, Paris, Galilée, 2014.

29 « Igitur et le photographe », op. cit., p. 239.

30 Poésie et photographie, op. cit., p. 31-32.

31 Yves Bonnefoy, « L’artiste du dernier jour », Rue Traversière et autres récits en rêve, Paris, Gallimard, Poésie/Gallimard, 1992, p. 115.

32 Poésie et photographie, op. cit., p. 57-58.

33 « Hopkins Forest », Les Planches courbes précédé de Ce qui fut sans lumière et de La Vie errante, Paris, Gallimard, Poésie/Gallimard, 2015, p. 131-133.